3ème dimanche de Pâques A – 23 avril 2023
Ac 2, 14.22b-33 – Ps 15 (16) – 1 P 1, 17-21 – Lc 24, 13-35
Homélie du P. Eric de Nattes
Deux disciples font route, mais comme à rebours. Ils quittent Jérusalem et semblent retourner à leur vie ancienne, amers. On parlerait volontiers de régression, en psychologie. Une part de leur vie, de leurs rêves, semble désormais anéantie… Ils sont comme amputés du meilleur d’eux-mêmes, de ce qui était vivant en eux : pour le dire d’un mot, de l’amour/agapê. N’ont-ils vécu qu’une illusion dont il faudrait faire le deuil. Mais faire le deuil voudrait-il dire qu’il n’y a plus d’avenir, plus de projection dans le futur ? Désormais, simplement une vie fantomatique, dans un temps triste, celui du souvenir, du passé, des jours heureux ? Oui, une partie de leur vie leur a été arrachée… car ils ont suivi ce Jésus, l’ont écouté, ont fait partie de la communauté des disciples que sa Parole et sa Présence avaient suscitée. Et quelle espérance les a soulevés !
« Nous qui pensions qu’il était le Grand Prophète. » Qu’est-ce qui se cache derrière cette expression « le grand prophète ? » Qu’avaient-ils compris, interprété des Paroles de Jésus, de ses gestes, qui avaient suscité quels rêves très humains… et que la Croix a brisés net ! Non, pas de lendemain triomphant, de jour d’après, glorieux. Pas de victoire définitive du bien sur le mal. De grande fête des nations autour de la célébration de triomphe de la justice. Cela fait toujours verser une larme à la fin d’un film hollywoodien, mais là, nous sommes dans la réalité. Amertume, déception, tristesse. Une fois encore, comme pour Marie-Madeleine et pour Thomas, la présence physique de Jésus n’a pas rendu évidente sa Présence réelle à travers ses Paroles : son Esprit, sa communauté rassemblée, la vie peu à peu suscitée. Il faut bel et bien qu’ils passent par un deuil ! La vraie joie évangélique ne peut s’extraire du chemin pascal.
Si Jésus ne les avait pas déçu, cela voudrait dire qu’ils étaient parfaitement ajustés, d’emblée, à son enseignement, à ses gestes, à sa vie, au don de sa vie, à son amour. Comment cela serait-il possible ? Quiconque me dirait qu’il s’est toujours senti parfaitement ajusté à Dieu et qu’il n’a jamais été déçu de sa présence et de son action dans sa vie m’inquiéterait profondément. Pourquoi cet enfant que je chérissais est-il mort ? Où est donc la justice en ce monde ? En quoi les méchants sont-ils punis et les justes récompensés ? La violence sera-t-elle sans fin alors que Dieu est amour ? Les récits que nous méditons durant le temps pascal sont essentiels. Croire en Dieu, c’est peut-être faire d’abord faire le deuil de Dieu. J’espère être compris. Faire le deuil de rêves, de tout ce que nous projetions sur ce mot : Dieu ! Suivre Dieu, c’est d’abord avoir été dérouté par Lui et s’être senti perdu. Alors il y a quelque chance pour que notre existence devienne un chemin de vie et non une autoroute de conventions sociales ou religieuses. Entrer dans la vie, c’est peut-être d’abord être passé par la mort, selon la grande symbolique de notre baptême chrétien.
Quoi qu’il en soit, nos deux disciples cheminent, même si cela semble à rebours. Et ils parlent, même si cela semble être des souvenirs plutôt qu’une mémoire qui re-configure leur vie, la ré-oriente. La frontière entre les pas sans but et le chemin qui conduit vers un horizon, ou entre les mots de tristesse et les paroles de vie, n’est pas toujours très claire. Ce n’est souvent qu’après coup que nous devinons que le « passage » s’est fait, presque à notre insu ! Que la vie se relevait, humblement. La Parole se tient auprès d’eux, au milieu d’eux et elle fait son chemin dans leur vie et éclaire leur déception.
Le récit ne cache pas cette irruption d’un changement qui s’opère et que l’on n’a pas perçu d’emblée. De la vie qui repart et qui chemine à nouveau alors qu’elle pensait s’être arrêtée. Car voici que La Présence est au milieu d’eux alors qu’ils ne la reconnaissent pas encore ! Comment mieux dire cette irruption qui passe d’abord inaperçue et qu’il ne « verront », ne reconnaîtront qu’après coup : « notre cœur n’était-il pas tout brûlant » alors que la Parole nous parlait. Que la vie se cachait dans ces mots échangés et qu’elle nous rassemblait en une fraternité vivante.
Il faudra un signe matériel, le geste du pain rompu et partagé pour que les yeux s’ouvrent. Comme le déclic qui leur permet de se rendre compte que la Parole, la Présence les nourrissait déjà depuis des heures sans qu’ils s’en rendent vraiment compte.
Les voilà vivants à nouveau ! C’est-à-dire en chemin, mais consciemment cette fois. Ils retournent à Jérusalem et retrouvent la communauté des disciples. Ils ont désormais une parole à proclamer, une espérance à partager, une communauté à retrouver.
Ce partage de la Parole entre frères et sœurs est sans doute l’expérience la plus forte et la joie la plus profonde. C’est toujours là que j’ai senti la communauté du Ressuscité, sa Fraternité, se fonder autour de lui, en lui.
Combien de fois ai-je entendu cette phrase ou une autre semblable : « Je suis venu à la messe avec des pieds de plomb. La vie triste, l’impression de la répétition qui n’est plus la vie. Et puis j’ai écouté, j’ai chanté, j’ai reçu le signe du pain et je suis ressorti… la tristesse était chassée. J’allais mieux. Sans savoir comment et quand tout cela s’était passé. » Le petit miracle de l’eucharistie s’était produit, celui des disciples d’Emmaüs.
Amen.