17ème dimanche du temps ordinaire – 28 juillet 2024
2 R 4, 42-44 – Ps 144 (145), 10-11, 15-16, 17-18) – Ep 4, 1-6 – Jn 6, 1-15
Homélie de Éric de Nattes
Multiplication des pains
Une petite musique se laissait entendre, pour une oreille attentive, dans l’évangile selon St Marc. Celle du manque, de la faim, de ce que l’on doit manger pour demeurer en vie. Rappelez-vous, rien que ces deux derniers dimanches : la consigne donnée par Jésus de ‘ne pas emporter de pain’ et de dépendre ainsi de l’hospitalité de l’autre ; ensuite la mention que les disciples n’avaient pas ‘le temps de manger’, tant les allers et venues de la foule étaient accaparantes. Oui, la nourriture, le repas, est un des fils rouges de l’évangile selon St Marc. Avec la nourriture, c’est l’expérience du manque et de la dépendance. Du don à accueillir. Mais aussi du repas partagé et l’expérience de la commensalité, du compagnon de table, avec lequel partager ce qui se donne et se reçoit. Mais voici que la liturgie nous fait basculer pour quelques dimanches dans la longue méditation du chapitre 6 de Jean sur le pain de vie.
La mise en scène, l’entrée en matière, chez Jean, est magnifique, toute en suggestion. Alors que Jésus a quitté la terre familière où il a accompli de nombreux signes de puissance auprès des infirmes (il passe de l’autre côté du lac de Tibériade), voilà qu’une foule semble s’être attachée à sa personne et le suit. Non plus seulement pour sa puissance de guérisseur. Début de la multitude des disciples de par le monde entier. Alors solennellement, tel un Moïse accompli, il gravit la montagne, non pour recevoir la Parole de Dieu, mais pour la donner lui-même en sa personne. Enfin, la mention de la pâques, proche, laisse entrevoir qu’il va se donner lui-même à la faim de cette foule. Mais comment ? Ici arrive, selon le vocabulaire de Jean, le signe du pain multiplié. Il est d’autant plus important que nous n’aurons pas, dans l’évangile selon St Jean, de récit de l’Institution de l’eucharistie, mais le signe du lavement des pieds.
La foule a faim ! Nous avons faim ! Faim d’une présence. Une présence qui nourrisse en nous ce qui est le plus essentiel : l’amour. Ou bien… je vais le dire autrement – car le mot « amour » est tellement piégé – mais il s’agit de la même réalité, nous avons faim de la vie qui se donne à nous, qui nous rende vivant, vraiment vivant, et pas simplement qui nous maintienne en vie. Faim de la « vie vivante » en nous. Une Vie vivante qui se donne à nous sans condition et par laquelle nous ressentons au plus profond de nous que nous sommes uniques, même au milieu d’une foule, que c’est à moi, unique, qu’elle se donne, parce que c’est moi. Cette présence de la vie vivante qui se donne à chacun et qui apaise la soif inextinguible de reconnaissance dans le regard ou les mots des autres. Le jeune homme riche n’a-t-il pas demandé en héritage la vie éternelle, la vie qui ne meurt pas, la vie vivante, lui qui pourtant a tout bien fait moralement ? La Samaritaine n’a-t-elle pas été rendue à la vie vivante – si tu savais le don de Dieu ! – elle qui se dessèche, seule, à l’heure la plus chaude la journée, à puiser l’eau qui maintient en vie, mais qui n’a même plus conscience qu’une source jaillissante demeure en elle. Que chacun, ici, plonge en lui-même et se demande ce qui le rend vraiment vivant. Quelles expériences remontent à sa mémoire ?
Mais comment nourrit-on le cœur profond de l’homme ? L’organe invisible qui fait de nous des vivants et pas seulement d’être en vie. Celui où jaillit la vie divine, celle qui se donne amoureusement. Ce ne peut pas être l’œuvre de l’homme. Et Jean le met en scène avec cette question de Jésus à Philippe. Il peut être question d’acheter cette nourriture-là, de s’en s’emparer. Elle ne peut que se recevoir, dans un mouvement profond d’accueil. Là encore, si Moïse exprimait à Dieu son inquiétude sur le fait de nourrir la multitude dans le désert, Jésus sait ce qu’il fait, en Jean. « Je sais que tu m’exauces toujours, Père », dira-t-il. Mais si cette nourriture se donne à chacun de manière unique, c’est en partage avec la multitude qu’elle se reçoit. D’où Jésus, ici, qui devient le maître de la table qui s’organise pour la multitude, et il place les convives selon la disposition antique : « Faites-les s’étendre ». Les détails s’accumulent : « il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit ». Jésus est bien le bon Berger qui fait paître ses brebis. Le geste devient signe quasi explicite, pour nous qui avons le récit pascal en tête. Jésus se donne à la multitude, c’est sa chair, son corps, comme dans un acte nuptial d’amour, qui est donné à l’humanité, l’épouse, dont les disciples, l’Église est le signe sur notre terre. « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde », dira Jésus quelques versets plus loin. La vie se donne en nourriture. Quelle joie d’être en ce dimanche, alors que l’immense table eucharistique se dresse un peu partout sur notre terre et que Jésus rassemble la multitude pour nourrir son cœur profond, d’être nous-mêmes les invités au ‘festin des noces de l’Agneau’ selon l’expression de l’Apocalypse. Cette multitude est la Bien-Aimée du Cantique des Cantiques qui cherche son Bien-Aimé, Celui qui la fera chanter et vibrer de vie. Juste un mot encore sur ces morceaux de pain qui ne doivent pas être perdus. Je ne peux m’empêcher de penser en cet instant à la Syro-phénicienne qui, comme le petit chien qui pense ne pas avoir le droit de s’installer à la table des maîtres, vient se nourrir des miettes. Frères et sœurs, soyez les porteurs de ce pain vivant, de sa joie, pour une autre multitude, celle qui ne se croit plus digne, ou qui se pense exclue de la table du maître de la vie. Vous êtes le corps du Christ, alors devenez encore un peu plus, un peu mieux, porteurs de sa miséricorde, de son amour, de sa vie donnée pour tous. Amen
« Un homme est venu à ma rencontre (celle de mère Teresa) : « Il y a une famille avec huit enfants dans le quartier. Ils n’ont pas mangé depuis longtemps. Pourriez-vous faire quelque chose pour eux ? » Vite, je suis allée chercher du riz, et je l’ai suivi. En arrivant, j’ai vu la faim dans les yeux des enfants. J’ai donné le riz à la mère. Elle l’a divisé en deux parts et, brusquement, elle est sortie. Je me suis retrouvée toute seule avec les enfants, stupéfaite. Lorsqu’elle est revenue, je lui ai demandé : « où étiez-vous partie ? » Elle m’a répondu : « les voisins. Ils ont faim aussi. » J’étais bouleversée : malgré sa propre faim, cette femme avait d’abord pensé à ses voisins. Elle s’appelait Nandini, ce qui veut dire : « celle qui donne la joie ». Nandini était capable d’aimer jusqu’à en souffrir. Je n’ai pas rapporté plus de riz ce jour-là. Je les ai laissés tout à la joie de partager et d’aimer. »
Extrait de Mère Teresa, dis-nous en qui tu crois !, Graines de saints.