24ème dimanche du temps ordinaire – 15 septembre 2024
Is 50, 5-9a – Ps 114 (116A) 1-2, 3-4, 5-6, 8-9 – Jc 2, 14-18 – Mc 8, 27-35
Homélie d’Eric de Nattes
Pour vous, qui suis-je ?
C’est LA Question. « Pour vous qui suis-je ? ». Celle qui traverse nos 2000 ans de Christianisme. Qui est Jésus ? Que dire de lui, en vérité, sans que les mots se mettent à sonner faux, voire que la plus belle confession de foi devienne ambiguë, et même dangereuse. Dans l’Évangile selon St Marc, nous sommes exactement au milieu du récit (chapitre 8 sur 16), un moment de bascule. L’échange se fait très rude entre Jésus et les disciples. Il fait un peu plus que leur « défendre vivement » de dire qu’il est le Christ, il s’emporte contre, si l’on est au plus près du texte. S’emporter contre une réponse que nous ne cessons de redire : « Jésus-Christ ». Alors quoi ? C’est faux ? N’oublions pas que dans l’Évangile de Marc, à cet instant, le mot Christ n’a jamais encore été prononcé. Il est utilisé dans le titre annonce du 1er verset, puis plus rien ! En revanche, ceux qui, pour l’instant, ont confessé la transcendance de Jésus, ce sont les esprits impurs, par trois fois : Tu es le « Saint de Dieu » ; « le Fils de Dieu » ; le « Fils du Dieu Très-haut ». Et Jésus les fait taire. De la même manière qu’il le fait avec Pierre. Et il le traite d’ailleurs de « Satan ».
Mais voilà, Jésus « Fils du Dieu Très-Haut », sans la Passion et sans la Croix, c’est de l’idolâtrie ! Une idée de fabrication bien humaine, pour le dire autrement. Une idole qui a le dernier mot sur tout et qui clôt le débat, nous connaissons ! Nous devons nous taire et acquiescer. Mais un Verbe crucifié qui ne peut s’en remettre dans la confiance qu’à un autre que lui-même : « Père, en tes mains je remets mon esprit », c’est inouï. Un amour qui triomphe de toutes les épreuves, nous avons de belles histoires à ce sujet. Mais un amour renié et moqué, supplicié et bafoué, et qui va pourtant jusqu’au bout : « Père pardonne-leur… », c’est inattendu et dérangeant. La vie divine éternelle, inaltérable, les philosophies avaient beaucoup disserté à ce sujet. Mais la vie divine crucifiée, livrée aux mains de petites vies minuscules et haineuses, on ne l’imaginait pas et l’on avait du mal à en saisir la logique, cela révoltait le bon sens. Voici pourquoi tout bascule en ce chapitre 8 : « Jésus leur dit tout cela sans détour » ! Sa souffrance, sa mort ignominieuse… c’est vertigineux. C’est au tour de Pierre de s’emporter contre Jésus. Ce qu’il dit n’est pas tolérable. Car accueillir cette vérité ne peut venir que de l’Esprit. C’est une « Révélation ». Un mystère vers lequel il nous faut toujours revenir pour le saisir sous un jour nouveau. Et c’est bien pourquoi les premiers chrétiens l’ont mis au centre de leur annonce. Le centre de notre foi ne relève d’aucune évidence acceptable par toute intelligence bien formée. C’est une révélation choquante. Ce serviteur souffrant, outragé, humilié, torturé, qui pourtant fait confiance à Dieu jusqu’au bout pour être justifié et sauvé, c’est tellement déroutant.
Alors, les deux affirmations suivantes de Jésus peuvent s’éclairer. « Se renoncer soi-même ». N’est-ce pas dire que nul n’est ajusté d’emblée à cette révélation ? A commencer par Pierre, le porte-parole des apôtres. Lui qui reniera ce Dieu arrêté comme un voleur, outragé et mis à mort. Comment pourrait-on suivre une telle figure d’échec ? Lui faire confiance ? Pierre doit entrer dans un mystère qui le dépasse, le déborde, et qui fait qu’il ne se connait pas lui-même face à cet amour inouï de la vie qui se donne jusqu’au bout. Tout son cadre mental religieux explose. Le mot Christ ne peut désormais plus avoir la même signification. Ce n’est que lorsqu’il aura traversé son reniement et qu’il se sera « renié lui-même » dans ses certitudes religieuses, après la passion, la croix et la résurrection, que Jésus pourra lui dire : « Pierre, sois le pasteur de mes brebis ». Pour l’instant, c’est : « derrière moi Satan, tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ». Et si tu devenais à cet instant leur pasteur tu leur servirais à nouveau l’idole de pouvoir qu’ils attendent et devant laquelle ils se prosterneront : le veau d’or. Pierre pourra devenir le ‘premier’ que Jésus a choisi parce que désormais, ce n’est plus son ego qui est en jeu, son moi, avec ses idées bien arrêtées, ses conceptions étroites et son désir d’être aux côtés du plus fort, du gagnant, mais son attachement à un amour qui a tout fait basculer en lui.
Et la deuxième encore plus rebutante : « soulever sa croix ». « Aurez-vous honte de moi » – semble dire Jésus – de mon humiliation, de mon échec aux yeux du monde ? Renierez-vous mes paroles du coup ? Réinventerez-vous un nouveau messie, tout de suite triomphant, ne vivant pas sa passion et sa croix ? Un Dieu vainqueur d’emblée en oubliant bien vite tout ce qui vous humilie et vous fait honte. Une religion pour les forts. Si vous ne traversez pas avec moi vos propres humiliations, hontes, échecs, en ne regardant plus la croix, si vous ne consentez à perdre cette vie au regard du monde et de ses critères, alors vous tuerez en vous le « souffle vital », c’est-à-dire la vie qui ne peut se recevoir que du Père qui a justifié le serviteur souffrant. La vie qui semble se perdre en se donnant.
Seigneur attache-moi à toi, à ta personne, toi le mystère de Dieu parmi nous. Éclaire mon chemin d’homme en osant me tenir près de ta croix. Non pas bien sûr par amour de la souffrance et un désir de l’humiliation, mais en présence de ce qui m’humilie et me fait souffrir au plus profond de moi. C’est peut-être en ce cœur si fragile de mon humanité mise à nue que tu peux venir me relever en m’aimant. Sinon, en quoi aurais-je besoin de toi, de ton amour, de ta vie ? Je me suffis à moi-même et le regard du monde me comble, j’ai ma récompense. Mais que de choses devrais-je faire disparaître pour faire semblant. Toi, tu me désires en vérité, car tu m’aimes ainsi, toi qui ne résistes jamais devant un cœur broyé et un esprit humilié ainsi que le dit le psaume 50. Oui, apprends-moi, enseigne-moi, conduis-moi, sur ce chemin dont j’aperçois la lumineuse vérité, et qui pourtant me fait si peur. Comme Pierre, je veux pouvoir te dire un jour en vérité Seigneur : « tu sais tout, tu sais bien que je t’aime ».