Open/Close Menu Paroisse catholique à Lyon

7ème dimanche du temps ordinaire – 23 février 2025

1 S 26, 2.7-9.12-13.22-23 – Ps 102 (103)1-2, 3-4, 8.10, 12-13 – 1 Co 15, 45-49 – Lc 6, 27-28

Homélie de Éric de Nattes

« Je vous le dis, à vous qui m’écoutez… » les premiers mots de la Bonne Nouvelle d’aujourd’hui. Alors j’ai laissé les mots résonner – car je veux t’écouter, Seigneur – dans mon esprit, dans mon cœur : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Je venais de lire les témoignages glaçants des journalistes français torturés dans les prisons/abattoirs de DAESH. Puis le conflit entre le Rwanda et la RDC m’a ramené à tout ce que j’ai lu sur le génocide des Tutsis. Le sinistre anniversaire de trois ans de guerre en Ukraine avec le massacre de Boutcha comme emblème de la déshumanisation totale : viols, massacre de populations civiles, d’enfants. Puis il y avait, dans cette liste des ténèbres, la restitution des otages par le Hamas et des prisonniers par Israël. Là encore, la frontière franchie de la déshumanisation, lorsque dans le regard de l’autre, je ne suis plus un semblable, plus humain, un insecte ou quelque chose comme ça à qui on peut s’amuser à arracher les pattes avant de l’achever comme le font des enfants cruels.

            Je me suis alors demandé quelle légitimité je pouvais bien avoir à commenter ce verset redoutable, moi que la vie a pour l’instant épargné, car je n’ai pas croisé l’ennemi, sur ma route. Comme tout le monde, j’ai eu mon lot de médisances, de jalousies, voire de petites trahisons, mais l’ennemi, celui qui me veut de mal, et finalement ma mort, alors qu’il ne me connait pas ou qu’il est un proche que je crois connaître, mais que ce que je représente cristallise sa haine – parce que je suis chrétien, ou français, ou occidental – non, je n’ai jamais eu à croiser, l’ennemi.

            Je t’entends, Seigneur, lorsque tu exprimes « la règle d’or » positivement : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux », et pas seulement négativement : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fasse. » Rien que ce renversement m’oblige au quotidien. Il vient bouleverser ma petite morale de la réciprocité : je me comporte avec les autres, selon leur propre mesure, selon la manière dont ils se comportent avec moi. Mais là, tu me préviens : « les païens font de même ». Pas les incroyants, me dis-tu, les païens, c’est-à-dire ceux qui se bâtissent des divinités à leur image, rassurante… en fait des idoles. Et je sais que je peux être baptisé et m’être fabriqué une idole en croyant adorer Dieu.

            Oui, je t’entends, Seigneur, et je trouve que c’est déjà bien exigeant. Ce que tu attends de bienveillance, de sourire, de vérité, de justice, de fraternité de la part de l’autre – toujours l’autre – pratique-le toi-même pour l’autre. Engage-toi dans le don, sans calculer ta mesure pour l’autre, dans l’attente de ce que te rendra l’autre. Crois-tu que ton Père qui est dans les cieux calcule son don de vie, sa ration de vie éternelle pour toi ? Crois-tu qu’il réfléchisse à la dose de miséricorde qu’il va t’accorder en fonction de tes offrandes ? Tu es son enfant, son fils, sa fille, il t’engendre sans cesse et t’aime. Oui, quelle exigence, déjà, dans ma vie quotidienne.

            Mais voilà que le prochain à l’égard duquel je dois engager ma mesure, est aussi mon ennemi, celui qui me hait. Car je suis moi aussi le fils du Très-Haut, du Père qui est bon pour les ingrats et les méchants. Je sais, Seigneur, que Toi, tu l’as vécu. Tu t’es trouvé devant l’abîme des ténèbres lorsque ton proche, ton familier, a été investi jusqu’au cœur par l’esprit de satan. St Jean nous dit que tu en as été bouleversé aux entrailles. Et pourtant tu lui as lavé les pieds, comme aux onze autres. Tu lui as donné le pain trempé au vin, ta chair et ton sang, ta vie. Mais il a quitté la table et s’est enfui, seul, dans la nuit, il a fracturé, blessé ton corps, ton Église naissante.

            Face à l’abîme des ténèbres, je contemple l’abîme de ton amour, cet amour, nous dit St Jean qui est allé jusqu’à l’extrême. Ce signe de la Croix où se fracturent toutes mes représentations de Dieu, où toute ma sagesse qui essaie de comprendre raisonnablement, se fissure, et je contemple la folie de ton amour, de la Croix, ainsi que le dit Paul. Et je sais que cette folie de l’amour est aussi possible dans le cœur de l’homme : les moines de Tibhirine, tant de martyrs de par le monde et les âges, Maximilien Kolbe, Etty Hillesum… En serais-je capable ? À qui pourrais-je bien faire la leçon ?

            Je prie pour que le jour venu, si ce jour de malheur devait arriver, tes disciples, ici comme ailleurs, puissent entrer dans la folie de l’amour du Père. Qu’ils ne se laissent pas contaminer le cœur par l’esprit de satan. Je prie pour que les décisions difficiles que nous avons à prendre, nous autres européens, nous les prenions avec courage, mais sans haine. Que notre cœur ne se laisse pas envahir par la folie de la domination, du rapport de force, et de l’éradication de celui que je désigne comme l’ennemi. Pas de naïveté, pas de haine. Nous sommes au temps des choix, viens à notre secours, Seigneur. Que cette eucharistie nourrisse nos cœurs de fils et de fille du Père des cieux.

            L’Évangile nous a habitué à entendre « la règle » d’or, habituellement énoncée négativement : ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, de manière positive : « ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux. » Les conséquences de ce simple renversement sont déjà pour nous énormes, et peuvent s’appliquer quotidiennement, tout le temps. Pourquoi attends-tu le sourire de l’autre, son salut, sa reconnaissance, son aide, sa justice, sa bienveillance, son attention… l’autre, toujours l’autre ! Commence par le donner, ce sourire, ce salut, cette bienveillance, cette aide, cette attention… Entre dans la relation positivement, en arrêtant d’attendre de voir comment l’autre va se comporter à ton égard. On se prend à rêver que chacun de nous pratique ainsi l’Évangile, en plus de la messe, bien sûr, ou plutôt comme sa conséquence tellement logique.

            On voit tous à quel point Jésus fait ainsi éclater un strict rapport de proportionnalité entre nous. Pas besoin de croire au Dieu biblique pour respecter une morale proportionnelle, les païens – ceux qui adorent des divinités très humaines, des idoles – font de même. C’est juste une question d’intérêt bien compris. Or le Dieu biblique n’agit pas ainsi avec nous. Crois-tu que la justice de Dieu attende de voir comment tu te comportes avec lui, les offrandes dont tu l’honores, avant de te donner ? Toutes les Écritures te le redisent : Dieu donne ! Le don est premier. Il est pour tous, il est universel. La création tout-entière est le théâtre toujours actuel, que tu as sous les yeux, du don de Dieu. Comment te comportes-tu à son égard ? Est-ce que ce don appelle en toi la gratitude et la louange, la générosité et l’hospitalité ou l’avidité, la prédation, l’indifférence, la seule jouissance, le service de tes intérêts ? C’est déjà là que se joue le jugement de la Croix, la personne que tu deviens peu à peu, face au don de la création. Le rapport à l’autre suivra assez logiquement. C’est le serpent, dans la Genèse qui fait douter du don.

            Jésus énonce en quelques mots la voie qu’il va lui-même emprunter, celle d’une radicale non-violence. L’extension de l’amour du prochain est portée de manière inconditionnelle jusqu’à l’ennemi. Le vertige nous prend ! Et c’est bien celui de la Croix. Faire de ce corps torturé, de cette chair clouée sur le bois de l’infamie, de ces derniers mots qui laissent au Père le jugement en implorant son pardon pour les bourreaux, la manifestation de la puissance de Dieu, c’est vraiment retirer définitivement Dieu du jeu de la violence. Il n’y a plus de limites assignées à l’amour, plus aucune compromission de la part de Dieu avec la violence. Cette mort-là est le lieu où se brisent toutes nos représentations idolâtriques de Dieu (Descends donc de la Croix), et où toutes nos sagesses encloses dans ce qui est raisonnable, se fissurent.

            Mais face à l’abîme de l’iniquité, du mal, des ténèbres qui peuvent habiter le cœur de l’homme, se découvre l’abîme d’amour du cœur de Dieu. Chaque fois que l’humanité cloue sur la Croix le Fils de l’Homme, dans les massacres de Boutcha en Ukraine, dans l’ignoble tuerie perpétrée en Israël et les massacres à Gaza, dans les tortures infligées dans les prisons/boucheries de DAESH en Syrie, et dans tous les territoires d’Afrique où la guerre fait rage, oui, chaque fois, il se juge lui-même dans son égarement complet, par son discours de domination et de prédation, et il blasphème lorsqu’il ose invoquer Dieu pour justifier ses actes.

            Si chacun de nous pratiquait ainsi l’Évangile, en plus d’aller à la messe, nos cœurs et le monde. Nous sommes en état de sidération lorsque se dévoile sous nos yeux l’abîme de ténèbres qui peut habiter l’humain, l’ombre démoniaque qui l’investit. Et les temps ne manquent pas de nous le rappeler : témoignages glaçants des personnes torturées dans les prisons/abattoirs de DAESH ; assassinats d’enfants, de femmes enceintes et de vieillards en octobre 2023 en Israël, les massacres de Boutcha en Ukraine etc. En état de sidération et mutiques. Un peu comme lorsque nous ressortons du mémorial des juifs assassinés d’Europe à Berlin, et que malgré toutes les analyses données et la multitude des informations recueillies, nous demeurons avec la même question : comment est-ce possible ? Aucun argumentaire ne paraît satisfaisant. L’abîme ne serait plus l’abîme, mais un problème à résoudre.

1°) Loi de proportionnalité envers autrui qui est universelle dans la culture des nations : « ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’autrui fasse pour nous » ! (Hérodote, Sénèque, Confucius…). Mais à noter que la plupart du temps elle s’exprime négativement ! Ce qui est un premier moment : mais qui ne fait pas véritablement vivre. Cela endigue une violence première déjà. Mais malheur de toutes ces personnes recroquevillées sur elles-mêmes et leur petite vie : elles ne font à proprement parler de mal à personne ! Mais que de souffrances dans une forme de solitude, dans une forme de calcul aigre sur ce que les autres font ou surtout ne font pas pour elle… Tristesse !

2°) Alors que l’Évangile ici, l’exprime positivement : « ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux ». Ce simple changement a déjà des conséquences concrètes énormes sur le comportement de tous les jours. La loi de « proportionnalité » me place en acteur principal et interroge tout de ma vie ! (ex de la religieuse à la messe ! ce que nous avons voulu vivre ce 30 août : écoute positive avant de partir du négatif : grand problème de l’éducation à la française…). On voit comment l’expression positive de cette « règle d’or » peut être prise en son sens, là encore, le plus étroit, voire étriqué : j’attends que l’on me fasse du bien et je rends (vous savez, ces dîners mondains, où il faut « rendre l’invitation » pour ne pas être en dette ou passer pour des mal élevés). On voit comment Jésus ramène ici à sa juste proportion (cela relève de la nature : il est encore heureux que tu rendes le bien à celui qui te fait du bien !) : que vois-tu là d’extraordinaire ? Jésus tire de la règle d’or exprimée positivement quelques conséquences qui mènent déjà très loin :

  • sur l’esprit : souhaiter du bien à celui qui vous maudit : ne pas se laisser contaminer ! Travail sur sa réalité mentale. Tant et tant de gens dans l’aigreur, la rumination du mal qu’on leur a fait ! Exprimer mentalement une réalité positive ! On l’admire dans d’autres traditions spirituelles comme le bouddhisme…
  • sur la violence physique : violence sur l’intégrité de sa personne !
  • sur le don matériel ! Cadeau en vue du retour : donc investissement avec désir de retour sur investissement ! ou don ? Une forme de gratuité dans laquelle je me défais de mes attentes sur l’autre ! Où j’évite d’entrer dans un troc non-dit. Générateur d’aigreur ! Et en plus cela veut dire que j’attends quelque chose de particulier en retour. Et je me ferme à une gratuité du retour qui se fera non pas comme je le veux, mais de manière inattendue et par un autre peut-être ! Entrer dans la logique du don et quitter la logique de l’échange !

3°) On en arrive à la conséquence extrême, quasi inaudible, car effectivement : « hors de proportion » ! Aimer l’ennemi ! Tout comme dans le mal on atteint de l’incompréhensible : ex nombreux (figure de Satan). Alors Jésus montre que la seule manière au fond définitive, de se situer devant cet abîme de l’iniquité, du mal = un abîme d’amour ! Mais c’est « hors de proportion » nous sommes d’accord. Et pourtant nous pressentons une vérité qui nous déborde dans ces paroles. Et plus seulement une sagesse pour régler correctement la vie sociale, nos rapports de tous les jours ! En ce sens, il n’y a pas eu et il n’y aura pas de « société chrétienne » ! Évangile : expression d’une espérance, d’un débordement, d’une foi = le Royaume : réalité en germe dans l’aujourd’hui, et qui, quand j’en prend conscience, change ma vie présente ! Voilà pourquoi elle est parole de Dieu : mesure débordante, bien tassée, au-delà d’une proportionnalité raisonnable ! Je viens de faire l’inverse de ce que fait très souvent Jésus : il assène la parole qui choque, déstabilise, interroge, pour ensuite développer. Moi, je viens de développer pour parvenir à une conclusion qui approche de la parole de Jésus.