24e dimanche du temps ordinaire A – 17 septembre 2023
Si 27, 30 – 28, 7 – Ps 102 (103) – Rm 14, 7-9 – Mt 18, 21-35
Homélie du P. Franck Gacogne.
Il y a une embrouille dans les traductions : celle que nous avons lue demande de pardonner « jusqu’à soixante dix fois sept fois », mais d’autres bibles traduisent « jusqu’à soixante dix sept fois sept fois », on s’y perd ! Mais peut-être que c’est précisément l’intention du rédacteur pour ne pas chercher à compter le nombre de fois qu’il faudra pardonner un frère… on n’en sera jamais capable d’assez. Dans la parabole que Jésus propose, la dette de ce serviteur envers le roi est complètement démesurée (60 millions de pièces d’argents). En fait, cela veut dire qu’il lui doit tout, jusqu’à la vie de tous les siens. Mais voilà que le roi lui remet entièrement cette dette faramineuse, il le délivre de cette servitude pour lui donner la liberté. Car ce maître est « saisi de compassion » devant le serviteur. Littéralement, l’expression est beaucoup plus forte, car il est en fait « ému jusqu’aux entrailles » par la situation de cet homme. C’est pourquoi ce roi, au lieu de lui prendre sa vie lui donne la sienne. Je crois que l’attitude de ce roi envers cet homme représente le don de Jésus-Christ à toute l’humanité. Sur la croix, il va en effet donner sa vie et demander l’impensable : « Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » : malgré son rejet par l’humanité, le Fils de Dieu persiste à nous vouloir debout, digne et libre. Et nous voyons que le serviteur de la parabole n’a pas utilisé la liberté que le roi lui avait offerte en libérant à son tour son compagnon de la somme ridicule qu’il lui devait.
Il faut bien reconnaître que dans nos vies quotidiennes, la voie du pardon n’est pas facile à emprunter On ne se pose pas la question de savoir combien de fois il faut le faire ; mais comment déjà le faire au moins une fois ! Nous le savons bien, le pardon, ce n’est pas une idée, une volonté intérieure, un état d’esprit ou un vœux pieu. Non, le pardon c’est un acte à décider et à vivre, et c’est sans doute pour cela qu’il est si difficile à poser. Pardonner, ce n’est pas oublier, faire comme si on n’était pas atteint ou « passer l’éponge ». Non, pardonner, c’est récréer, c’est re-susciter une relation qui survit au mal, qui le dépasse.
Le pardon passe toujours par la vérité et très souvent, la vérité nécessitera beaucoup de temps pour émerger, mais le pardon prend patience. Toute démarche de pardon passe aussi par l’humilité. Il faut de l’humilité pour demander pardon, et il en faut pour l’accorder. C’est peut-être pour cela que le véritable pardon rapproche : quand deux personnes acceptent de s’abaisser, de quitter leur majestueux trônes imaginaires pour se rencontrer en vérité. Vérité et humilité sont les deux maîtres-mots du pardon. S’il manque l’un ou l’autre, le pardon est impossible, ou pire, il est faux. Il n’y a pas de vie de couple, de vie de famille, de vie communautaire, de vie paroissiale sans pratique d’un pardon authentique.
Cette démarche de pardon ne va pas de soi. Mais ce qui préoccupe Pierre, qui peut-être a déjà dépassé ce premier obstacle du « comment », c’est bien plutôt de savoir combien de fois il est raisonnable de devoir pardonner. La réponse de Jésus dans cet évangile est volontairement démesurée afin de bien signifier que pardonner, ce n’est pas entrer dans un esprit comptable qui génère un dû, mais dans la gratuité de Dieu qui fait un don, celui du par-don, c’est-à-dire le don qui surpasse tous les autres.
Les textes de ce jour semblent dirent tout et leur contraire. Tandis que le livre de Ben Sira le Sage affirme que « Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur » le psaume affirme au contraire que le Seigneur « n’agit pas envers nous selon nos fautes, et ne nous rend pas selon nos offenses » et enfin la parole attribuée par Matthieu à Jésus semble revenir à la sentence la plus raide : « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. » Qui faut-il croire ? Eh bien ce qu’il ; faut croire, c’est la constance de Jésus dans son attitude : toutes les rencontres de Jésus témoignent qu’il est contre la loi du Talion (œil pour œil, dent pour dent), et que jamais il ne l’applique. D’ailleurs, Si Dieu nous pardonnait comme nous nous pardonnons, nous serions bien mal barrés, n’est-ce pas ! Et heureusement, il n’en n’est pas ainsi, nous voyons que tout l’évangile témoigne du contraire. La chronologie de la parabole est instructive : ce n’est pas à la hauteur de notre capacité à pardonner que Dieu nous pardonne, mais au contraire, c’est parce que, le premier, Dieu pardonne sans compter, sans conditions et sans limites, que nous sommes invités à faire de même. Dans le Notre Père, l’expression « pardonnes-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi … » peut donner l’impression que celui qui prie ose se donner comme modèle à Dieu, ou bien que le pardon de Dieu dépendrait du pardon humain. Non, le « comme » a plutôt pour fonction de souligner la prise au sérieux du pardon de Dieu pour que le croyant essaye d’aller jusque-là. Le pardon que nous pouvons vivre entre frère n’achète pas le pardon de Dieu à notre égard, ni ne le mérite, mais les pardons que nous pouvons vivre attestent la sincérité de cette demande dans le Notre Père.
Donne-moi Seigneur dans ce temps de rentrée ta force pour envisager puis accomplir cette démarche. Je sais combien elle est libératrice, et je crois qu’avec moi tu en seras ému jusqu’aux entrailles.
Amen.